Marie Coirié a cofondé en 2016 un espace d’expérimentation unique en son genre dans un hôpital public : le lab-ah, laboratoire de l’accueil et de l’hospitalité, attaché au Groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie & neurosciences. Antoinette Parrau est designeuse associée au Centre régional de lutte contre le cancer (CLCC) Eugène Marquis à Rennes, en jumelage avec l’Hôtel Pasteur. Elles nous racontent ce qui les anime et la manière dont elles travaillent.
Vous venez du monde du design et des beaux-arts, qu’est-ce qui vous a conduit à vouloir intervenir en milieu hospitalier ?
Marie Coirié – Je suis issue d’une formation initiale en design et j’avais envie de travailler sur les enjeux d’hospitalité. Mais je fuyais les milieux qui incluent cette notion dans la transaction (hôtels, restaurants, galeries commerciales…), et qui font appel à des designers. Je voulais m’investir dans des espaces où l’hospitalité ne va pas de soi parce qu’il y a d’autres urgences : soigner, prendre en charge, accéder à des droits… J’ai constaté qu’il n’y avait pas de designers dans ces lieux d’accueil inconditionnels, dont l’hôpital fait partie.
Antoinette Parrau – De mon côté, j’ai fait une école d’art, en section design. J’ai par ailleurs été confrontée très tôt à des expériences d’accompagnement de proches malades, dans un contexte de soins à domicile, ce qui m’a conduit à travailler sur la matière lumière, objet domestique et source de confort émotionnel. Puis j’ai été moi-même en soins oncologiques au Centre Eugène Marquis (Rennes). C’est donc par mon vécu expérientiel que j’ai développé mon métier dans le milieu hospitalier.
La commande est-elle venue directement de l’hôpital ? Quels sont vos liens professionnels avec cette institution ?
A. Parrau – Pour mon premier projet j’ai été sollicitée par le centre d’art contemporain 40mcube dans le cadre du dispositif « Culture et Santé » porté par la DRAC, l’Agence régionale de santé et la Ville de Rennes. Durant deux ans, j’ai travaillé auprès des patients et des personnels autour de la curiethérapie La curiethérapie est une technique particulière de radiothérapie qui consiste à installer des substances radioactives directement au contact de zones à traiter, à l’intérieur du corps.. J’ai ensuite été en lien avec l’Hôtel Pasteur, un tiers-lieu de la Ville de Rennes qui facilite l’émergence d’initiatives citoyennes et notamment artistiques. Un projet de jumelage appelé « Penser les lieux pour transformer le soin » a été mis en place entre Pasteur, le Centre Eugène Marquis et moi-même, en tant que designeuse associée.
M. Coirié – En ce qui me concerne le cadre est différent car le lab-ah est un laboratoire d’innovation intégré au sein de l’institution depuis huit ans, dans un contexte de fusion de trois hôpitaux publics spécialisés en psychiatrie et en neurosciences Saint-Anne, Maison Blanche et Perray-Vaucluse, fusionnés en 2019 dans le Groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie & neurosciences (GHU).. Nous sommes rattachés à la direction générale et avons eu carte blanche pour travailler avec une approche design autour des cultures institutionnelles et des cultures soignantes.
Comment définissez-vous vos fonctions et rôles, qui sont plutôt atypiques au sein de ces structures de soins ?
A. Parrau – À la suite de ma première expérience au Centre Eugène Marquis, j’ai très vite compris que le designer pouvait constituer un « nouvel outil » pour le corps médical. Non pas au sens technique du terme, mais un outil humanisant qui recrée du lien sensible avec l’ensemble des usagers : patients, accompagnants et, évidemment, le corps soignant. Le designer en milieu hospitalier a aussi une place transversale permettant de faire des ponts entre les hiérarchies et les services.
M. Coirié – Effectivement, la position du lab-ah est de se situer entre le terrain (services et équipes de soins) et la stratégie (direction générale et comités de direction). Le but est de créer du lien avec eux et entre eux. Nous nous définissons comme un laboratoire d’expérimentations, partenaire des équipes de soins. Mais nous avons aussi un pied en dehors, en relation avec des organisations et des collègues qui ne viennent pas du secteur de la santé, ce qui nous préserve de l’« hospitalocentrisme » et de ses logiques institutionnelles parfois asphyxiantes.
Quelles sont les particularités de l’approche par le design ? Comment déployer cette démarche dans un établissement de santé ?
A. Parrau – Je dirais que les principes liés à la méthode en design sont l’immersion, la coconstruction, l’expérimentation, pour aboutir à une création. Et je pense que la première caractéristique réside dans la qualité de l’immersion : assurer une présence discrète, suivre les personnes dans leurs déplacements, comprendre leurs pratiques, relever les ressentis. Être en résidence avec les gens, patients et soignants, pour essayer de repérer les zones de manques et les endroits où il y aurait peut-être matière à intervenir.
M. Coirié – Nous avons les mêmes balises avec Antoinette, même si je pense qu’il faut être vigilant, dans un environnement aussi normatif que l’hôpital, à ne pas trop se focaliser sur des méthodologies toutes faites. Mais il est en effet fondamental de s’imprégner profondément du terrain, en empruntant aux pratiques des sciences humaines et sociales. C’est un postulat pour aider à révéler par la forme, matérielle ou immatérielle, les idées, les désirs et les aspirations des personnes.
A. Parrau – Cette étape initiale d’immersion permet de proposer ensuite des expérimentations frugales, ayant valeur de test. Pour vous donner un exemple, je passe dans tous les services du Centre Eugène Marquis avec un questionnaire de cinq minutes, pour discuter et collecter des témoignages, en prenant quelques photos pour apporter un regard plastique, puis j’utilise cette matière pour faire des tests. Par exemple, je pose un petit film à réseau de diffraction sur les vitres des fenêtres, qui provoque un arc-en-ciel lorsque le soleil arrive, dans une salle de traitement en chimiothérapie occupée par des personnes portant un casque réfrigéré… L’idée est de créer des petits espaces d’émerveillement passagers.
L’une des caractéristiques d’un hôpital psychiatrique ou d’un centre de cancérologie est aussi de travailler avec des personnes en grande vulnérabilité. Vous parliez de coconstruction, mais comment inclure les patients qui traversent des moments d’extrême fragilité, ou les soignants qui sont parfois en souffrance dans leur travail ?
M. Coirié – Plus les publics sont vulnérables, plus ils sont réceptifs à l’environnement qui les entoure et à la façon dont on se comporte avec eux. Nous menons des démarches participatives qui demandent beaucoup d’attention, de préparation et de temps, notamment dans la relation entre les usagers (patients ou soignants) et les experts du projet (architectes, designers…). Cela nécessite d’effectuer un travail sur sa propre posture. Il faut être attentif aux détails : la manière dont on aménage la place de chacun, les mots, les règles… Tout ce qui permet à des personnes très éloignées de ce type de démarche de se sentir à leur place. Et la question du feedback est essentielle, pour que les gens qui ont contribué s’estiment considérés, mais aussi pour que le projet évolue.
A. Parrau – Il est très important de prendre soin de celles et ceux qui font le quotidien de cet environnement. Un centre d’oncologie est très fermé, donc il faut créer des liens de confiance et adopter une posture discrète pour assurer le respect des informations confidentielles tout comme celui de la dignité et l’intimité des patients. Du côté des soignants, dont les journées sont chronométrées, le temps qu’ils nous accordent est très précieux. Je pense, comme le dit Marie, qu’il est indispensable – et peut-être plus qu’ailleurs – de leur faire les retours des ateliers coproduits ensemble, de marquer une réciprocité. Et si les soignants se sentent évoluer dans un endroit plus humanisant, cela apporte par incidence un mieux-être aux patients. Le travail que nous menons actuellement avec l’Hôtel Pasteur tend aussi vers une dynamique d’accueil hospitalier dans la ville, en permettant de faire des ponts entre l’hôpital et le domicile pour les patients et les soignants.
Comment vous situez-vous par rapport à des projets plus « classiques » d’interventions artistiques à l’hôpital centrés sur la présentation et la réception d’une œuvre ?
A. Parrau – Pour ma part, je me sens vraiment agir dans un cadre de politique culturelle pour la santé. Une approche par le design est un projet culturel. La différence réside sans doute dans l’aspect idéalement pérenne : on pense les choses pour qu’elles restent, qu’elles deviennent usages, plutôt que reconductibles. Aujourd’hui, grâce à notre jumelage entre Pasteur et Eugène Marquis, nous réfléchissons au développement d’un espace commun, un pop up care, dans lequel on pourrait prendre soin, siester, se poser, discuter… un mobilier en micro architecture assez flexible et adaptable pour chacun des lieux, qu’il soit du soin ou de la ville.
M. Coirié – Comme nous l’avons déjà évoqué, je n’arrive pas à penser la production d’une œuvre sans un travail en amont avec les personnes. Dans le cadre de projets artistiques éphémères, il peut se révéler plein de choses, parce qu’on est extérieur, on porte un regard neuf, on se sent autorisé à « mettre les pieds dans le plat »… Mais j’identifie aussi un phénomène de « lendemain de fête ». Une fois que l’œuvre est reçue, que l’artiste est parti, quid de la pérennité, l’appropriation, la durée ? Qui plus est, si l’intervention artistique a redonné de l’espoir, du ravissement, ça vaut la peine de penser l’après dans ce type de démarche, sinon cela peut être déceptif, voire douloureux dans ces milieux fragiles.
A. Parrau – Il y a aussi, dans nos façons de faire, la volonté de fournir des outils pour donner du pouvoir aux personnes sur elles-mêmes ou sur leur environnement, davantage que dans des logiques de médiation artistique où l’on explique ce qui est proposé. À travers des objets plus ou moins interactifs, l’usager a la possibilité de prendre part à son soin, à son espace, de faire des choix pour lui-même.
M. Coirié – Je partage complètement cette approche. Je pense que lorsque l’objet est beau, doux, attirant, il est le déclencheur de quelque chose, mais il n’est pas central : c’est un prétexte à la relation à soi, à l’autre, et avec l’environnement. Alain Findeli Théoricien du design franco-canadien, professeur honoraire à l’Université de Montréal et professeur émérite à l’université de Nîmes. parle ainsi de « l’éclipse de l’objet » dans les nouvelles pratiques de design, qui déplace aussi la figure du créateur, du concepteur.
Antoinette, pourriez-vous illustrer votre démarche en évoquant votre travail autour du bien-être des patients, à travers l’expérience sensorielle ?
A. Parrau – Oui je peux parler de Ressources, un projet assez ambitieux en chambres de curiethérapie. C’était l’endroit, aux dires des soignants, le plus « déshumanisant » du Centre Eugène Marquis, car c’est une zone radioactive contrôlée.
Je suis partie de ma propre expérience de cure, du ressenti d’autres patients que j’ai interrogés, et du vécu des soignants qui se sentent dans l’incapacité d’accompagner pleinement les patients dans cet espace. Ma démarche était d’apporter de la distraction et de la magie avec une série de dispositifs interactifs. J’ai créé des lumières inspirées de phénomènes naturels sur lesquelles les patients peuvent agir. Nous avons mis en place une boîte avec six objets qui permettent des temps de soins de support Ensemble de soins et de soutiens permettant aux personnes de gérer au mieux les conséquences de la maladie et des traitements, sur les plans physique, psychologique et social., de type yoga, sophrologie, pleine conscience, avec un petit livret et des vidéos tuto. Nous avons aussi produit des objets bijoux, des objets poétiques et ludiques, un jeu vidéo low tech pour les adolescents… Il y a toujours une relation intuitive aux choses que je crée : proposer du possible et laisser le choix. Tout passe par le potentiel esthétique de ce qui est présenté. Ces dispositifs peuvent faire rentrer le patient dans un geste créatif ou dans une forme de concentration, de méditation.
Marie, vous travaillez beaucoup sur le sujet de l’accueil et de l’hospitalité mais aussi des liens avec l’extérieur de l’hôpital, des ponts avec la ville…
M. Coirié – Oui et pour l’illustrer je peux évoquer un projet récent baptisé Autour du livre qui est le fruit d’un partenariat entre le service des bibliothèques et de la lecture de la Ville de Paris et le Groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie & neurosciences (GHU). En travaillant sur les espaces d’attente de l’hôpital, nous avons d’abord observé que la présence des livres dans les services était assez dégradée, au profit des télés avec des chaînes d’information en continu, ou des usages solitaires avec les smartphones. Cela peut provoquer de l’isolement ou de la pollution sonore et ajouter de l’agressivité à un climat qui n’est pas toujours très serein. Nous avons ensuite interrogé les patients qui se disent beaucoup trop fatigués pour la lecture, en revanche ils seraient sensibles aux images (livres de voyages, BD) ou à la possibilité de lire dans leur langue maternelle. Dans ces moments tragiques de l’existence, nous avons la conviction que le livre peut être un vrai compagnon et avons proposé de les réintroduire à l’hôpital, de manière qualitative.
Pour cela nous nous sommes rapprochées du Bureau des bibliothèques et de la lecture de la Mairie de Paris qui a mis à notre disposition de nombreux ouvrages dans toutes les langues, stockés dans leur réserve centrale. Nous avons ensuite dessiné et fait construire des lutrins, pour les présenter, comme en librairie, dans chaque service, afin de rallumer la flamme, le désir du livre.
Cela vous a-t-il permis de construire des échanges plus poussés entre la structure hospitalière et cette institution culturelle ?
M. Coirié – Tout à fait. En dialoguant avec les services culturels, on s’est rendu compte qu’ils ont du mal à animer leur politique d’accès inconditionnel, et notamment en direction de ce que certains appellent du doux nom de « publics empêchés ». Nous avons donc signé une convention de partenariat pour construire ensemble une médiation culturelle de territoire, avec notamment des formations croisées, soignants/bibliothécaires. En bibliothèque, ils ont expérimenté la constitution d’un fonds de livres adaptés, plus inclusifs, ou ont amélioré leur signalétique, notamment dans l’espace petite enfance, parce qu’en pédopsychiatrie, il y a beaucoup de langage visuel.
Du côté du patient, cela permet aussi de préparer le retour à la cité. Quand on est hospitalisé en psychiatrie, quoi de mieux que d’aller fréquenter un lieu de culture ouvert, bien aménagé, et dans lequel il y a une diversité de services gratuits…?
Et à l’hôpital, quand les livres se volatilisent, on est très contents, parce que ça veut dire qu’ils poursuivent leur chemin ailleurs !
Est-ce que cette approche du design dans le champ du soin, de la santé, du social est aujourd’hui enseignée dans les écoles des beaux-arts ou de design ? Les étudiants y sont-ils réceptifs ?
A. Parrau – J’observe qu’il y a une véritable volonté de faire autrement chez les élèves en école d’art, non pas pour répondre à de nouveaux codes sociaux, mais pour faire société. Travailler sur le climat de soin, être à l’écoute, utiliser des matériaux d’éco-conception… Je sens une évolution. Avant, la question du soin n’avait pas autant de place dans les écoles. Aujourd’hui je vois des étudiants et étudiantes s’approprier ces questions dans l’espace domestique, en milieu hospitalier et jusque dans la ville. Développer un climat de soin de l’hôpital à la cité fait partie des utopies que je veux aider à porter, pour un futur désirable.
M. Coirié – Je crois aussi qu’un mouvement est en cours. Nous recevons de plus en plus d’étudiants – principalement des filles – réceptifs, politisés et débrouillards. Autre signe : on compte aujourd’hui une dizaine de designers embauchés dans des hôpitaux en France, et il y a des postes qui se créent. Cela dit ce n’est cependant pas facile d’arriver dans une grosse machine comme l’hôpital. Le designer y est aussi vulnérable. Je pense que les écoles peuvent encore faire un pas de plus à cet endroit pour aider les élèves à s’y préparer.