Etude élu·es ilage d'illustration boules et batons rose
Sophie Taeuber-Arp, Equilibrium, 1934, huile sur toile, 99,8 × 73,3 cm, Bâle, Kunstmuseum. © akg image / De Agostini Picture Library

Tout élu évolue dans un système relationnel complexe, quelle que soit la délégation qui lui incombe. Chacune d’entre elles s’inscrit dans un jeu d’acteurs types impliquant le maire de la commune, le président de l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI), du département ou de la région, les membres de l’exécutif, les représentants de l’opposition, le directeur des affaires culturelles (DAC) et les agents du service placés sous son autorité, la Direction générale des services (DGS), les partenaires institutionnels, les acteurs professionnels et associatifs, les habitants, les réseaux et les organisations auxquels l’élu participe éventuellement…

Mais alors, au-delà de ces points communs, quelle est donc la particularité d’une délégation à la culture au sein des collectivités territoriales ?

L’élu à la culture (n’)a (pas) une place à part

Sans doute, la singularité du milieu artistique et culturel – par la variété de ses métiers, disciplines, esthétiques et conventions, à laquelle s’ajoute la précarité d’un grand nombre de ses acteurs aux aspirations, valeurs de référence et exigences multiples – confère-t-elle à l’élu à la culture sa position originale. Dans les budgets locaux, ceux des communes surtout – et de plus en plus ceux des intercommunalités –, le poids de la culture constitue un autre facteur déterminant du rôle crucial des adjoints et vice-présidents chargés de ce secteur.

Faut-il pour autant donner du crédit à l’idée que ces délégations occuperaient une place à part dans le système de pouvoir territorial ? À ce sujet, l’élue d’une ville moyenne relativise le particularisme de sa situation avec empathie et réflexivité en affirmant : « Je ne dirai pas que l’adjoint à la culture est moins isolé que l’adjointe au social ou l’adjoint à l’urbanisme. Tout le monde est dans sa délégation. »

Selon une étude antérieure, environ 40 % d’entre eux figuraient parmi les quatre premiers rangs de la hiérarchie municipale, mais une petite minorité seulement se voyait gratifiée du titre de premier adjoint.

Quelles que soient leurs places dans la hiérarchie des postes autour du premier magistrat, certaines délégations comportent néanmoins une dimension symbolique qui les distingue. L’éducation, le sport et la culture se détachent à cet égard dans la considération des habitants. Si l’adjoint à l’éducation tient un rôle important sur le plan local du fait de sa responsabilité dans la gestion des infrastructures et des cantines scolaires, l’accueil des élèves et leur sécurité, il ne pèse que fort peu sur les orientations de la politique éducative qui relèvent de l’État. Les adjoints aux sports ou à la culture sont davantage en première ligne dans l’élaboration des projets. Leurs domaines respectifs bénéficient en effet d’une large autonomie, car ils dépendent avant tout de la volonté politique locale. Par ailleurs, ils appellent une libre participation des habitants à la vie culturelle ou sportive du territoire. Droit d’agir ou de s’abstenir ? C’est le paradoxe de ces missions qui, pour l’essentiel, ne relèvent pas de compétences obligatoires des collectivités.

La position occupée par les élus délégués à la culture est rarement prééminente sans être pour autant subalterne. Selon une étude antérieure M. Koebel, « Dans l’ombre des maires. Le poids des hiérarchies dans le choix des adjoints des villes moyennes françaises », Métropolitiques, 20 janvier 2014 : https://metropolitiques.eu/Dans-l-ombre-des-maires.html , environ 40 % d’entre eux figuraient parmi les quatre premiers rangs de la hiérarchie municipale, mais une petite minorité seulement se voyait gratifiée du titre de premier adjoint, attribué au responsable des finances dans 47,5 % des cas. Dans le même temps, la place de la culture dans les budgets des grandes villes oscille en général entre le troisième et le premier rang des dépenses. Faut-il déduire de ce contraste une contradiction entre le coût de la culture et son importance politique ? Ce serait mésestimer le rôle du maire dans le portage symbolique de la culture, même quand celle-ci n’apparaît plus comme une priorité dans la communication politique.

Deux tandems stratégiques pour un mandat

Deux binômes concourent à la structuration d’une politique culturelle. Le premier est formé par le maire ou président de la collectivité et son adjoint ou vice-président (VP) en charge de ce domaine. De ce couple décisionnel dépendent l’ambition, l’impulsion et la persévérance du projet culturel. Le second est constitué par ce même adjoint ou VP et la personne affectée à la direction des affaires culturelles – ou au service correspondant quand il se réduit à un seul individu dans les petites communes. Ce duo opérationnel permet de mieux organiser les actions, d’en consolider les acquis, d’évaluer les situations, d’ajuster la décision, de repérer les besoins et les talents. Quand les deux personnages travaillent harmonieusement ensemble, la politique culturelle du territoire a davantage de chances de réussite. L’enquête a largement confirmé l’importance de ces deux attelages, mais avec des nuances liées à la variété des contextes et des personnalités.

« Il y a deux types d’adjoints, affirme à ce sujet un ancien élu à la culture, ceux qui ont l’oreille du maire, ceux qui doivent ferrailler pour se faire entendre. » Le domaine de la culture sollicite en effet, plus que tout autre, le soutien du premier magistrat de la collectivité. Comment ne pas remarquer ici la reproduction au niveau local du schéma qui a souvent prévalu à l’échelle nationale entre le président de la République et le ministre en exercice ?

La confiance nécessaire entre l’élu à la culture et la tête de l’exécutif territorial n’implique pas nécessairement que cette dernière soit férue d’art ou éprise du patrimoine. Nombre de maires et présidents conviennent des enjeux propres à ce domaine qu’ils qualifient néanmoins de « dispendieux ». D’autres en font une véritable priorité personnelle. Malgré cela, même lorsque convergent les sensibilités politiques entre élu à la culture et responsable de l’exécutif, des désaccords peuvent survenir.

La « transversalité » comme maître mot

Les élus à la culture doivent aussi s’affirmer vis-à-vis de leurs pairs. Il leur faut négocier avec tel ou telle, en premier lieu l’adjoint aux finances qui occupe une position clé dans l’organigramme des collectivités.

Ces édiles sont par ailleurs de plus en plus souvent appelés à assumer une position située à la croisée des préoccupations de l’exécutif local. Il leur revient ainsi de construire avec d’autres collègues des démarches transverses, des projets partagés. Médiateur et opérateur de transversalité, l’adjoint à la culture doit, selon une élue normande, « tisser des liens entre les autres enjeux des politiques locales, le tourisme, l’éducation, etc. ».

Quoique l’envie de sortir d’une logique de silo et de s’engager dans la voie d’un décloisonnement politico-administratif soit de plus en plus répandue, elle peut aussi se heurter à la résistance des services.

Cette manière de faire gagne du terrain, même si plusieurs voix regrettent encore le « manque d’intérêt », voire « l’incompréhension » des collègues d’autres délégations face à cet univers complexe et parfois intimidant appelé « culture ». Quoique l’envie de sortir d’une logique de silo et de s’engager dans la voie d’un décloisonnement politico-administratif soit de plus en plus répandue, elle peut aussi se heurter à la résistance des services. Pour surmonter ces obstacles, des formations proposant des méthodologies « pour mieux travailler ensemble » se sont développées ces dernières années. La conviction du bien-fondé de la démarche n’empêche pourtant pas de déplorer le caractère chronophage des concertations tous azimuts.

La coopération comme défi

Le développement de la coopération intercommunale a fait naître beaucoup d’espoirs quant à la possibilité de hisser la gouvernance territoriale à la hauteur des enjeux économiques, sociaux et culturels d’une agglomération ou d’un pays rural. Sauf exception, les premières phases n’ont guère été probantes en ce qui concerne l’inscription de la culture dans une perspective d’ensemble, en particulier dans un cadre métropolitain.

La réforme lancée par la loi NOTRe de 2015 Loi no 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite « loi NOTRe »). a abouti à la création de nouveaux EPCI où tout était à repenser. Compte tenu de l’étendue de certains de ces territoires, et – en milieu rural tout particulièrement – de leur inadaptation à des logiques de centralité, leurs élus n’eurent pas d’autre choix que d’inventer des projets culturels assis sur des enjeux transversaux plus que sur la construction ou la gestion d’institutions classiques, même quand la charge de ces dernières leur incombait. Cela se vérifie à travers leurs thèmes de travail prioritaires : l’éducation artistique et culturelle, les pratiques en amateur, l’irrigation artistique des quartiers, des périphéries et des petites villes, la valorisation du patrimoine local tant à des fins symboliques que touristiques. Ces orientations induisent d’ailleurs des formes de coopération inédites avec les directions régionales des affaires culturelles (Drac), les départements et les régions.

Qu’en est-il justement de la relation des élus avec l’ensemble des collectivités publiques ? Après trois « actes » de décentralisation, l’organisation des pouvoirs territoriaux reste complexe et leurs attributions presque aussi enchevêtrées. Même si la territorialisation a profondément changé la donne du point de vue des rapports entre État et collectivités, il apparaît que, pour une large majorité d’élus, les Drac s’avèrent un partenaire public essentiel, à la légitimité préservée. Les relations sont fréquemment jugées « bonnes », « fortes » et même « excellentes ». Le maire d’une grande ville constate que la Drac de sa région a quelquefois permis « l’évitement de batailles territoriales mal fondées » et qu’elle « assume finalement un rôle d’ensemblier [des collectivités] ». Le diagnostic a de quoi surprendre lorsqu’on se souvient que maintes régions briguaient ce rôle durant les années 2000. Sans doute un contexte local justifie-t-il ce point de vue. Cependant, au regard des bouleversements intervenus dans l’organisation des territoires depuis 2014, il peut sembler logique que les Drac soient perçues comme des pôles de stabilité dont l’intervention ne varie pas au gré du changement des majorités politiques, même si des réserves demeurent à leur encontre du fait d’une accessibilité jugée difficile par les représentants de petites collectivités.

Par un curieux retournement de l’histoire – la réforme régionale de 2015 Loi no 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral. n’ayant pas fourni les résultats escomptés – les avis sont plus circonspects sur la coopération culturelle avec les régions. L’élue d’une grande ville fait, avec beaucoup d’autres, le procès des conférences territoriales de l’action publique (CTAP) instaurées par la loi Maptam Loi no 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite « loi Maptam »., qu’elle compare à de « grands-messes » inefficaces. Son espoir repose désormais sur les nouvelles déclinaisons au niveau régional du Conseil national des territoires pour la culture (CTC), bien que la crise sanitaire n’ait pas encore permis d’évaluer la pertinence de ces instances. Un élu de Bretagne, région désireuse d’expérimenter une décentralisation poussée grâce à une délégation de compétences de l’État, se félicite d’avoir instauré entre collectivités un espace de dialogue qui fonctionne depuis 2014, quoique cette plateforme d’échanges soit issue d’une négociation délicate Le Conseil des collectivités pour la culture de Bretagne (3CB) réunit la région, l’État, les départements, les communautés d’agglomération, les métropoles et des villes-centres..

Malgré les avancées certaines en matière de coopération et de transversalité, la marge de progression vers une gouvernance à la fois plus inclusive et plus collaborative reste grande pour beaucoup d’élus à la culture.

Le mandat à la culture exige-t-il des modes d’implication personnelle ou des formes de militantisme particulières ? Comment les élus à la culture appréhendent-ils les enjeux de démocratie participative ? Réponse dans le prochain épisode.

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