Les préférences esthétiques fluctuent selon que la collectivité est pourvue d’un exécutif marqué à gauche ou classé à droite, mais, en général, le champ culturel n’est pas un espace privilégié d’affrontement partisan, même s’il peut être traversé de vives tensions. Cette assertion est toutefois démentie lorsque le Rassemblement national est présent dans l’opposition. Ses élus (qui ne figuraient pas dans l’échantillon de l’étude) optent alors systématiquement pour un mode conflictuel, ciblant leurs attaques sur l’expression des minorités ethniques, l’art contemporain et ses fonds régionaux (FRAC) en particulier. Une élue de centre droit confesse un « impossible dialogue avec le RN, sauf dans la confrontation. Il faut dire que pour eux, la culture est une perte d’argent ». Si les élus à la culture revendiquent volontiers une culture transpartisane, il s’agit plutôt pour eux de déplacer le curseur vers une opposition idéologique entre républicanisme culturel et national-populisme. Dans un tel schéma, la culture s’affirme « très politique » aux yeux de cette élue nordiste.
L’appartenance partisane de l’élu à la culture – sinon, faute d’étiquette, son positionnement sur une échelle de gauche à droite – et la couleur dominante de sa majorité influent assurément sur la conception et la mise en œuvre d’une politique culturelle. Ce critère mérite toutefois d’être relativisé par des variables au moins aussi pertinentes : itinéraire de formation et de carrière, appétence personnelle pour la fréquentation des arts, substrat socioculturel du territoire et de sa population, etc. On notera que des élus non encartés estiment pouvoir tirer leur épingle du jeu en jouissant d’une plus grande liberté d’action par le simple fait d’être étrangers aux logiques d’appareil.
Des frictions idéologiques d’une autre nature ont animé les débats relatifs aux référentiels inspirant les politiques culturelles, sous la poussée de municipalités dirigées majoritairement par les écologistes. Leurs élus cherchent à rebattre les cartes en bousculant des hiérarchies, des principes et des usages qui les avaient structurées autour de l’idée de démocratisation, en revendiquant plutôt la notion de droits culturels qui séduit aujourd’hui de nombreux édiles de gauche et de droite. Au sein de l’échantillon de l’étude, beaucoup cherchent dans ce référentiel des éléments inspirants pour l’action, notamment parce qu’il met l’accent sur une approche volontariste de la participation des citoyens à la vie culturelle. Leur préoccupation n’est pas tant de trancher dans des débats qui leur apparaissent parfois trop normatifs, ni de rompre avec une généalogie de l’action culturelle à la française, mais de promouvoir des solutions pragmatiques favorisant l’inclusion du plus grand nombre d’habitants et la reconnaissance de leur rôle actif.
Impliquer les habitants : un travail au long cours
La démocratie participative n’est pourtant pas facile à réaliser dans les faits. Pourquoi et comment inviter les citoyens à devenir acteurs de la vie culturelle ? « C’est là où le bât blesse » convient le vice-président chargé de la culture d’une communauté d’agglomération. Un collègue d’une commune d’Île-de-France concède qu’il s’agit d’un « terrain sur lequel il faut avancer ». Le sujet convoque immanquablement le lexique de la difficulté, de l’essai ou de la tentative. Bien des séances de concertation et autres Assises de la culture ont été organisées dans des villes, des départements et régions, dès les années 1990, afin de contribuer à l’évolution, voire à la coconstruction des politiques culturelles. Le modèle du forum, inspiré par la notion de « design des politiques publiques », a émergé à partir des années 2000. La crise sanitaire a suscité d’autres méthodologies de consultation par le biais de la visioconférence.
L’implication des habitants dans le processus culturel n’est pas acquise pour autant. Si des concertations locales, des jumelages entre institutions artistiques et quartiers défavorisés, ainsi que la mise en place de budgets participatifs font partie des moyens que les élus de tous bords plébiscitent désormais, ces derniers s’accordent généralement sur l’importance de l’éducation artistique afin de sensibiliser les enfants et de conforter l’intérêt des jeunes pour les pratiques culturelles.
Dialoguer au jour le jour avec les artistes et les professionnels
Une grande partie de l’emploi du temps de l’élu est vouée à recevoir les professionnels ou à leur rendre visite sur le terrain, tandis qu’une autre est occupée à représenter la collectivité dans les instances de certains équipements – tâche particulièrement chronophage en début de mandat, mais qui doit être assurée au long cours. Les bibliothèques, les musées et les conservatoires sont de véritables entreprises en matière d’emplois et de ressources humaines qui exigent, en plus des projets dont elles sont porteuses, une attention permanente quant à leur fonctionnement. Les artistes occupent une place à part parmi les professionnels dont les édiles se soucient. Une adjointe à la culture souligne combien l’instauration d’une relation de confiance avec eux constitue le cœur de sa mission. Cela n’interdit pas à beaucoup d’évoquer des échanges « de glace et de feu » parfois compliqués avec les artistes.
La politique culturelle au secours de la démocratie ?
À l’instar des intitulés de leur mandat souvent élargi au patrimoine, au tourisme, à la vie associative voire à l’éducation, c’est bien au-delà de la célébration des œuvres et des pratiques qualifiées – la culture « cultivée » dans son sens restreint – que les enquêtés étendent le champ des affaires culturelles, jusqu’à y englober les modes de vie et de pensée.
Dans la mesure où elle stimule l’attractivité – notamment touristique –, l’action culturelle constitue un levier apprécié du développement économique du territoire. Elle confère à l’élu qui l’impulse un vernis de légitimité dans les débats politiques locaux, non seulement vis-à-vis des autres délégations, mais également face aux argentiers de sa collectivité. Les acteurs interrogés préfèrent néanmoins souligner les retombées sociales qui lui sont attribuées, avec ou sans évaluation pour les corroborer. La culture s’impose dès lors, dans le discours de ces agents, comme un remède indolore à la crise des identités, un moyen privilégié pour « faire société », un facteur d’émancipation et d’épanouissement personnel, un ferment de l’esprit critique et de la liberté de pensée.
La participation à la vie culturelle est appelée à pallier les faiblesses et les lacunes d’une démocratie représentative rongée par l’abstention.
Ainsi, telle qu’elle est prise en charge par le politique, la culture semble davantage perçue par les élus concernés comme un vecteur d’accès à des idéaux sociaux (citoyenneté, éducation, ouverture à l’altérité, etc.) qu’une finalité en soi (quête du beau). Les visées de l’investissement culturel dans des monuments et des équipements, des manifestations ou des festivals dépassent largement les problématiques artistiques et esthétiques. Le concept de « démocratie culturelle », censé aplanir les hiérarchies de valeurs, qui étaient implicitement contenues dans la formule de « démocratisation culturelle », revêt dans ces conditions un sens beaucoup plus général, puisque la participation à la vie culturelle est appelée à pallier – ne serait-ce qu’en surface – les faiblesses et les lacunes d’une démocratie représentative rongée par l’abstention.
S’ils peuvent céder parfois à une légère propension à l’idéalisme, les élus interrogés font preuve du plus grand pragmatisme quant aux dispositifs et mesures à mettre en œuvre. Loin de se borner à choisir entre une stratégie de l’offre et une politique de la demande, entre des modèles descendants misant sur l’excellence et des schémas ascendants fondés sur la proximité, entre la rhétorique de l’accès et celle des droits, leurs propos – empreints de nuances et non dénués d’humour – témoignent de l’éclectisme avec lequel la plupart puisent dans le catalogue de l’action publique : de la tarification graduée à la gratuité selon les services, de la subvention aux producteurs aux chèques pour les consommateurs, de la création d’avant-garde à la diffusion mainstream, du soutien aux professionnels à l’encouragement des amateurs, de la commande officielle à la programmation associative, de la fête populaire à la célébration pour initiés…
L’analyse de leurs parcours et de leurs discours, cantonnée dans cette étude sur le plan qualitatif, fait en définitive ressortir que ces édiles sont souvent contraints d’assouplir leurs convictions au contact des « réalités du terrain », pour citer une de leurs expressions favorites. Quoique resserrée par les mâchoires de l’étau budgétaire, leur marge d’initiative n’en reste pas moins décisive, puisqu’ils gardent la capacité d’infléchir les politiques antérieures et de préparer l’avenir.
Une enquête quantitative à l’échelle nationale viendrait utilement compléter ce tableau provisoire d’une catégorie d’acteurs publics en première ligne dans les mutations de ce qu’il est convenu d’appeler « culture », qu’on l’écrive au singulier ou au pluriel.
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