L’Observatoire – Quelles sont les nouvelles orientations de politiques culturelles mises en avant par la Ville et la Métropole La direction des Affaires culturelles de la Ville de Rennes est mutualisée avec celle de la Métropole ? Percevez-vous un « écart » par rapport à l’héritage des politiques culturelle de villes comme Rennes ?
Rachel Fourmentin – Il y a une vraie continuité avec le mandat précédent, tant pour la Ville que pour la Métropole. Je ne parlerais donc pas d’« écart », mais plutôt d’approfondissement de certains sujets ; avec le souhait des élus de consolider des fondamentaux tels que les droits culturels qui sont au cœur de notre politique.
Les différences avec la mandature précédente sont principalement liées au contexte actuel. Tout d’abord, la crise sanitaire accentue la précarisation d’une partie de la population (jeunes, acteurs culturels déjà fragilisés…) et augmente la tension qui pèse sur les finances locales. Le deuxième élément de contexte est l’urgence climatique avec la mise en place de mesures pour préserver l’environnement – sujet déjà présent dans les précédentes orientations, mais que nous avons renforcé. Il en découle la recherche d’une forme de sobriété, d’efficience, et pas uniquement sur les questions budgétaires. Le troisième élément, que nous sommes aussi en train de consolider, est la prévention et le traitement des violences sexistes ou sexuelles et des discriminations de genre ou d’origine.
Une fois ce contexte posé, les orientations de politiques culturelles se déploient autour de quatre axes : l’amélioration des conditions d’accès à l’offre culturelle ; le soutien à la création et particulièrement aux artistes les plus jeunes ou les plus précaires ; le développement d’une offre culturelle pour tous – en renforçant notamment la politique patrimoniale et touristique – ; et la progression en matière de responsabilité environnementale et sociétale.
L’Observatoire – Comment ces axes se traduisent-ils en matière d’action publique (programmes, dispositifs, soutiens…) ?
R. F. – Nous cherchons à traiter de façon très concrète la première orientation concernant l’accès à la vie culturelle du visiteur ou du spectateur. Cela passe par la mise en place de politiques tarifaires : par exemple, avec le dispositif Sortir ! (qui donne accès à une multitude d’activités culturelles, sportives et de loisirs à des tarifs très bas, sur critères de ressources), mais aussi avec la gratuité pour l’inscription dans les bibliothèques et l’accès aux collections permanentes des musées, mise en place en septembre 2020. Nous menons par ailleurs un travail de facilitation de l’accès à l’offre en revoyant nos politiques de communication et nos chartes graphiques à la lumière de la méthode FALC (« Facile à lire et à comprendre ») La méthode « Facile à lire et à comprendre » élaborée dans le cadre du projet européen Pathways est portée en France par l’Unapei et l’association Nous Aussi. Elle propose des règles pour aider les rédacteurs de documents à rendre l’information facile à lire et à comprendre pour les personnes déficientes intellectuelles [NDLR]. . Nous sommes particulièrement attentifs à ces questions de lisibilité – ce qui peut sembler basique, mais qui est pourtant assez fondamental. Nous poursuivons par ailleurs des chantiers autour des notions d’hospitalité et d’accueil dans tous nos équipements en régie – Les Champs Libres conduisent une démarche assez exemplaire dans ce domaine [voir l’interview de Corinne Poulain, NDLR]. Nous travaillons régulièrement avec le Bureau des temps Voir l’interview de Katja Krüger, « Les politiques culturelles et la nuit : l’action du Bureau des temps de Rennes », dans L’Observatoire n°53, hiver 2019. sur les horaires d’ouverture des équipements pour porter la plus grande attention à la diversité des personnes et des situations : handicaps, personnes allophones, familles, jeunes… Pour chaque cas de figure, nous essayons de nous poser cette question : la qualité de l’accueil est-elle assez élevée ?
La Ville a inauguré, en début de mandat, deux équipements – emblématiques de son investissement dans la culture – au cœur des quartiers populaires : le deuxième site du Conservatoire a pris place au Blosne et le nouvel Antipode (qui regroupe une Smac, une MJC et une bibliothèque) s’est implanté à Cleunay et La Courrouze. L’ouverture d’un deuxième site du musée des beaux-arts à Maurepas (quartier de la politique de la ville) est également prévue en 2023 et sera suivie dans quelques années de la rénovation d’une bibliothèque.
Concernant le soutien à la création, nous sommes sur un territoire très attractif qui accueille de nombreux professionnels du champ culturel et artistique. Nous avons repéré des fragilités, notamment chez les artistes auteurs qui sont assez isolés et chez certaines compagnies dont la précarité a été accentuée par la crise sanitaire. L’une des réponses est d’enrichir le réseau des lieux de travail ouverts et partagés pour les secteurs créatifs à l’échelle de la métropole – même si celui-ci est déjà bien présent à Rennes. Nous cherchons à conforter le dispositif de résidence, à développer l’accueil de projets artistiques et culturels et les lieux de fabrique, non pas en construisant de nouveaux espaces mais en partant des lieux déjà existants, de toutes tailles, conventionnés ou non, dans toute la métropole. L’idée n’est pas d’institutionnaliser ces lieux, mais d’animer un réseau, de manière collective.
Nous sommes par ailleurs très attentifs à l’équilibre de l’offre culturelle rennaise, tant en matière de répertoire, de patrimoine que de création contemporaine et expérimentale. Cette orientation est aussi en lien avec le tourisme. Nous avons développé une proposition estivale autour de l’art contemporain, baptisée Exporama, qui vient compléter l’offre très fournie pendant l’année scolaire. La Collection Pinault a été en quelque sorte la « locomotive » autour de laquelle se déploient une trentaine d’évènements, portés par une vingtaine de structures culturelles de toutes tailles que nous accompagnons financièrement pour leur permettre de proposer une programmation estivale. Nous avons aussi renforcé notre politique de restauration et de valorisation patrimoniale, destinée à la fois aux Rennais et aux touristes.
La dernière orientation est l’« éco-éga-responsabilité » Le dispositif d’éco-éga-responsabilité mis en place par la Ville de Rennes a pour objectif de préserver les ressources et la qualité environnementale du territoire, de favoriser partout l’égalité des femmes et des hommes, ainsi que de lutter contre toutes formes de discriminations liées au genre des personnes, à une situation de handicap ou à une origine ou couleur de peau [NDLR]. – qui ne se limite d’ailleurs pas à la politique culturelle. Elle s’incarne dans un échange de bonnes pratiques et la mise en place de référentiels communs entre la Ville et les acteurs du territoire. Par exemple, concernant l’égalité femme/ homme, nous recensons le nombre de personnes accompagnées par chaque dispositif et nous regardons également le montant des aides attribuées. Sur l’écoresponsabilité, il y a une impulsion forte de la Ville qui rejoint les réflexions de certains acteurs moteurs – notamment le Collectif des festivals Le Collectif des festivals rassemble les 32 signataires de la Charte des festivals engagés pour le développement durable et solidaire en Bretagne. – sur les questions que cela soulève.
L’Observatoire – La conclusion des États généraux de la culture de la Ville, en 2015, a souligné le rôle central des droits culturels dans l’élaboration des politiques culturelles rennaises. Quelles en sont les traductions ?
R. F. – C’est en effet un sujet d’attention dont les traductions très concrètes sont nombreuses, mais les premiers acteurs des droits culturels sont les professionnels culturels et artistiques rennais. Ils sont très sensibles à cette question et nous soutenons les projets qu’ils portent.
Tous les équipements culturels en régie sont jumelés avec un quartier de Rennes. Ils développent des projets qui valorisent la diversité des cultures, qui initient des processus participatifs. Pour les projets culturels, on peut citer la collecte de chants auprès d’habitants du quartier de Maurepas, joués à l’Opéra par le Chœur de chambre Mélisme(s), ou le projet Nouveaux commissaires qui a vu le jour en 2021 et qui accompagne un groupe d’habitants dans un commissariat collectif d’exposition. Les habitants sont par ailleurs associés aux refontes des modalités d’accueil, voire des dispositifs de communication. Nous avons enfin, sur ce nouveau mandat, développé des dispositifs spécifiques et renforcé des enveloppes budgétaires pour des projets impliquant les habitants. Il faut noter que les Tombées de la Nuit, qui proposent l’été un festival emblématique d’art dans l’espace public et animent la programmation des Dimanche[s] à Rennes, a placé la participation des habitants au cœur de son projet artistique.
Je pense aussi à l’accompagnement d’esthétiques de plus en plus diversifiées : par exemple, l’esthétique hip-hop, autrefois peu présente de manière institutionnelle, trouve désormais sa place au Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne (CCNRB) grâce à la formidable équipe qui le dirige, le collectif FAIR-E. Nous nous appuyons donc sur les acteurs de terrain pour porter la problématique des droits culturels, présente dans la vie de nos équipements ou dans nos dispositifs. C’est un socle de valeurs fédérateur sur le territoire.
L’Observatoire – On peut justement observer une sorte d’alignement sur le fond (intentions) et la forme (modes opératoires) entre le politique et le milieu culturel local. Diriez-vous que la politique culturelle bénéficie des retours d’expérience des acteurs du territoire ? À l’inverse, comment les accompagnez-vous dans le débat sur de nouvelles conceptions du « travail culturel » ?
R. F. – Ma conviction – qui est très largement partagée – est qu’une institution étanche à ce qu’elle perçoit du territoire ne peut pas construire une politique publique innovante et adaptée aux besoins des populations ; en tout cas, pas à moyen terme. C’est en captant les caractéristiques du territoire et ses forces que l’on arrive à construire une politique publique sur mesure. Il y a sur ce territoire un dialogue absolument permanent entre l’institution et les acteurs et une vraie franchise dans les échanges, ce qui permet d’être à l’écoute des propositions les plus novatrices.
Les acteurs culturels sont des partenaires qui viennent nourrir l’évolution de nos politiques publiques. Je pense notamment aux questions d’écoresponsabilité, d’égalité femme/homme, de violences sexistes et sexuelles, ou aux dialogues nourris que nous avons avec eux au sujet de l’évolution des dispositifs de résidence ou sur des attentes sectorielles. La volonté de traiter des transitions (dans toutes leurs dimensions) est, je pense, un marqueur du territoire. Sur tous les sujets que nous avons évoqués, les idées proviennent de nos échanges avec le terrain. À l’inverse, les acteurs semblent reconnaissants des échanges que l’on peut avoir avec eux et de notre accompagnement, notamment dans leurs projets associatifs.
L’Observatoire – Le dialogue et la coopération semblent effectivement être des postures qui guident la fabrique des politiques culturelles rennaises. Comment s’incarne cette coopération ?
R. F. – Il existe, au sein de la direction de la Culture, une vraie dynamique parmi les responsables de service et d’équipements, basée sur l’échange, la coconstruction et l’élaboration de projets communs. Il y a beaucoup d’institutions de tailles importantes à Rennes, mais celles-ci n’écrasent pas les plus petites. Il me semble qu’il n’y a pas de position surplombante de l’institution sur les autres acteurs du territoire, mais qu’il y a au contraire une forme d’horizontalité des rapports, car chacun est convaincu ici que la coopération est vraiment bénéfique à tous. Je ne suis pas originaire de ce territoire et c’est justement cette culture de la coopération assez « naturelle », spontanée et très concrète qui m’a donné envie de le rejoindre.
Le festival Waterproof en est une bonne illustration : il s’est monté assez rapidement entre plusieurs institutions travaillant autour de la danse – notamment le Triangle, le CCNRB, l’Opéra, l’association Danse à tous les étages, le Théâtre national de Bretagne (TNB)… La coopération n’est pas imposée, ni décrétée par l’institution ; même si nous l’encourageons évidemment par des réunions régulières, notamment avec « l’Assemblée des acteurs » côté Ville, ou des réunions inter-filières économiques côté Métropole.
Au sein de la collectivité, nous bénéficions d’un héritage solide de collaborations avec le champ social, le secteur de l’Éducation nationale et des directions de l’Éducation, permettant de déployer un Plan local pour l’éducation artistique et culturelle robuste. C’est également grâce à une bonne coopération avec la direction de l’Économie que nous avons pu mettre rapidement en place des aides d’urgence aux acteurs culturels.
Une autre force de ce territoire est le 3CB : une instance de coopération à l’échelle régionale entre l’État, la Région, les départements, les villes et certaines intercommunalités. Ce Conseil des collectivités existe depuis 2015 et a servi d’inspiration, je crois, aux Conseils locaux des territoires pour la culture Les Conseils locaux des territoires pour la culture ont été créés en juin 2021 par le ministère de la Culture et constituent des lieux d’échanges et de débats sur les orientations et les enjeux des politiques culturelles sur les territoires [NDLR]..
L’Observatoire – L’expérience de l’Hôtel Pasteur Voir l’interview de Sophie Ricard, « L’Hôtel Pasteur, de la faculté dentaire à l’école buissonnière : un tiers-lieu multi-usages », dans L’Observatoire n°52, été 2018. – dont le principe moteur est de ne pas figer à priori les fonctions et les usages du lieu – vous semble-t-elle devenue une marque de fabrique dont s’inspirent aujourd’hui les politiques culturelles locales ?
R. F. – Je ne sais pas si l’on peut parler d’une « marque de fabrique », mais ce projet nous inspire effectivement. Déjà parce que nous avons la conviction que l’on ne peut plus construire aujourd’hui des politiques publiques « en silo », avec un équipement par projet. Ensuite, parce que nous devons accompagner du mieux possible les nombreux collectifs et artistes qui arrivent sur le territoire, autant que les jeunes professionnels qui y résident, en leur trouvant des espaces de travail (ce dont nous manquons cruellement). Pour ces deux raisons, il est donc nécessaire de penser la mutabilité des espaces et le croisement d’acteurs ; ce qui est par ailleurs plutôt stimulant pour la création de projets ! Cette question d’espaces occupés de façon très régulière et non permanente par des personnes qui sont là pour un moment, pour un besoin précis, nous semble très judicieuse.
Cette remise en cause de la façon historique de concevoir des programmations est vivifiante pour les politiques culturelles comme pour les politiques d’aménagement. C’est cette conjonction-là qui est intéressante pour les prochains projets du territoire qui doivent construire la ville de demain, et il est important que cette conviction ne vienne pas seulement des élus et des équipes en charge des politiques culturelles. Il ne s’agit pas pour autant de dupliquer l’Hôtel Pasteur – ce projet s’ancre dans un contexte, une équipe, une envie et c’est ce qui lui donne toute sa pertinence. En revanche, nous voulons nous inspirer de l’état d’esprit et des valeurs qu’il véhicule : ouverture, générosité, frugalité, hospitalité… On avance dans ce sens sur la réhabilitation de l’ancienne prison Jacques Cartier, au cœur de la ville, qui deviendra un espace citoyen et culturel ; le souhait n’est pas d’en faire un équipement culturel classique et, par conséquent, on s’inspirera clairement de certaines méthodes et des valeurs de l’Hôtel Pasteur.
Article paru dans l’Observatoire no 59, avril 2022