Fête de la musique dans le centre de Rennes
Fête de la musique à Rennes. Photo : © Didier Gouray / Rennes, Ville et Métropole

L’Observatoire – Rennes fait partie des premières villes françaises à s’être dotée d’un Bureau des temps. Quelle est son histoire ? Quelles sont ses fonctions ?

Katja Krüger – Rennes a effectivement été l’une des premières villes françaises à s’intéresser aux politiques temporelles. Dès 1983, bien avant la Réforme de 2000, la Ville est passée aux 35 heures pour l’ensemble de ses agents. Après sa réélection en 2001, le député-maire Edmond Hervé a remis un rapport parlementaire intitulé Temps des villes et a créé une délégation des Temps de la ville. Cette délégation était, au départ, couplée avec celle de l’Égalité femmes-hommes car la question temporelle, même si elle s’est élargie par la suite, s’intéressait d’abord à la conciliation entre vie privée, vie professionnelle et rapport aux questions d’égalité. En 2002, un service municipal a été créé, sous la forme d’un Bureau des temps, mutualisé avec la Métropole en 2010. Ce changement d’échelle était naturel, au regard de la diversification des sujets et de l’élargis­sement du territoire concerné.

La première grande action du Bureau des temps, juste après sa création, a été de lancer un chantier transversal avec les Ressources humaines sur les horaires de travail des agents d’entretien qui sont à 90 % des femmes. Elles travaillaient sur des créneaux qui ne permettaient pas de concilier vie professionnelle et personnelle, c’est-à-dire qu’elles commençaient très tôt le matin, avant l’ouverture des bureaux, pour terminer après la fermeture autour de 17 heures, avec parfois un complément le midi dans les cantines scolaires. Cela créait des situations difficiles : on voyait des femmes qui arrivaient sur le parking à 6 heures du matin avec leurs enfants dormant encore dans la voiture, ou qui s’absentaient 10 minutes le temps de les emmener à l’école pour continuer à travailler ensuite. Le Maire a décidé qu’il s’agirait du premier chantier du Bureau des temps. Aujourd’hui, tous les agents d’entretien travaillent sur des horaires de bureau. Cela leur permet d’avoir une meilleure qualité de vie et leur donne plus de visibilité au niveau social : les bureaux ne se nettoient plus « par magie », on voit bien que ce sont des personnes qui effectuent ce travail et cela crée de l’échange.

Via le Bureau des temps, la Ville travaille à la fois en tant qu’employeur pour ses propres agents mais aussi en direction de tous les acteurs de la ville et de ses usagers. Au fil du temps, les sujets se sont diversifiés. Rennes est une ville attractive qui grandit très vite. Nous travaillons donc beaucoup sur les questions d’aménagement urbain. Aujourd’hui, dès que nous engageons une réflexion sur un nouvel aménagement, nous prenons en compte systématiquement la question du temps dans plusieurs de ses dimensions : mobilité, mutualisation des locaux… Pour résumer, on dit du Bureau des temps que c’est un « tiers neutre » : nous ne sommes pas un service opérationnel mais nous fournissons une expertise et des études pour identifier des conflits ou des problématiques auxquels on n’aurait peut-être pas pensé, faute de recul, pour détecter de nouveaux besoins dans le rapport au temps et pour réfléchir à des solutions adaptées et innovantes. Tout cela fait faire aussi d’énormes économies.

La première grande action du Bureau des temps a été de lancer un chantier sur les horaires de travail des agents d’entretien qui sont à 90 % des femmes.

L’Observatoire – Vous êtes adjointe aux Temps de la ville. Quel est votre rôle politique, en tant qu’élue, dans les activités du Bureau des temps ?

K. K. – J’anime des cycles de conférences, je sollicite d’autres élus au niveau de la Métropole, de la Région, et s’il faut négocier entre institutions pour déterminer, par exemple, qui est en mesure de décaler tel horaire, c’est à moi de le faire.

Il est primordial que cette question des temps soit portée politiquement. On observe que les villes qui veulent travailler sur les politiques temporelles, sans avoir d’élu référent, peinent à le faire. À Rennes, on est aujourd’hui très bien identifié au sein des services et je n’ai même plus besoin d’aller voir mes collègues élus, ils viennent vers moi.

Pourtant, au départ, en 2001, la presse disait que le Bureau des temps était un gadget, une lubie du maire. Progressivement, ils se sont rendu compte que c’était intéressant, très efficace et que cela contribuait à améliorer la qualité de vie des habitants.

L’Observatoire – Cette délégation a pour particularité d’être transversale à tous les domaines de l’action publique métropolitaine. Pouvez-vous illustrer cette logique transversale à travers l’exemple de la Charte de la vie nocturne, réactualisée en 2016 de façon participative, et qui a donné naissance à un Conseil de la nuit ?

K. K. – Je travaille pour ma part avec presque tous les élus et le Bureau des temps travaille avec quasiment tous les services. L’approche temporelle permet de proposer une lecture spécifique sur l’ensemble des compétences locales : aménagement urbain, transports, éducation, social, culture… Nous veillons à ce que toutes ces politiques tiennent suffisamment compte de l’évolution des rythmes de vie (allongement de l’espérance de vie, horaires de travail atypiques, diversification et individuali­sation des rythmes de vie…) et des temps spécifiques très souvent oubliés comme la nuit, le dimanche ou l’été.

La vie nocturne est effectivement une question transversale puisqu’elle concerne à la fois les gens qui dorment, qui travaillent, ou qui font la fête. Ceci implique de repenser l’offre nocturne dans des domaines aussi différents que les transports, la culture, les commerces, la tranquillité, le respect de l’environnement, la santé, etc. C’est pour cela que la Charte de la vie nocturne a été mise en place, afin d’articuler toutes les politiques publiques qui rentrent en compte dans le cadre de la nuit.

Cette charte est pilotée par la mission Tranquillité publique, en collaboration avec le Bureau des temps. Nous sommes donc en première ligne en apportant de l’expertise et un regard distancié. Elle est aussi labellisée « Fabrique citoyenne », c’est-à-dire que les habitants concourent à son élaboration et son écriture. Après l’adoption de la charte, nous avons créé un Conseil de la nuit afin de la faire vivre, avec des habitants et des acteurs de la vie nocturne : police, bars, acteurs de la santé, propreté, syndicats d’étudiants, etc. C’était, en effet, très important de traduire concrètement ce qui fait la priorité de la « Stratégie territoriale de sécurité et de prévention de la délinquance » : prévenir et lutter contre les troubles liés aux rassemblements festifs et à la consommation d’alcool et de stupéfiants dans l’espace public. Le Bureau des temps joue un rôle d’interpellation. Certes, la sécurité et la prévention sont les premières motivations de cette Charte et du Conseil de la nuit, mais en tant que tiers neutre il veille à réunir autour de la table tous les acteurs et les politiques concernés. En effet, la vie nocturne touche aussi bien à des questions de santé – la charte est en cela liée au plan local de santé pour prévenir les conduites à risques et réduire les dommages –, mais elle est aussi liée au Pacte Jeunesse, aux États généraux de la culture, au Plan d’Action Commerce de centre-ville, au projet urbain Rennes 2030, à l’action « Illumination 2.0 » – schéma directeur de l’éclairage public la nuit –, à la stratégie politique de Rennes Métropole et à la politique des Temps de la Ville. Voilà donc un exemple d’action très transversale.

L’Observatoire – Vous parliez de « ceux qui font la fête ». Rennes est une ville universitaire et la nuit est notamment un temps exploité par les jeunes. Les jeudis soir de la rue Saint-Michel (rebaptisée « rue de la soif »), la culture des bistrots, de la musique et de la fête la nuit font partie de l’identité de la ville qui jouit de cette image dynamique et festive. Néanmoins ces rituels festifs nocturnes entraînent des conflits d’usages, notamment avec ceux qui dorment et qui travaillent. Comment « partager la nuit » et concilier tous les usages sans perdre ce qui fait, en partie, l’identité de Rennes ?

K. K. – En dehors de la vigilance sur les questions de sécurité et de tranquillité publique, toutes les personnes qui participent à l’écriture de la Charte (Ville de Rennes et partenaires) s’engagent à faire vivre la nuit, à dynamiser la vie nocturne car c’est un potentiel de vie, de vivre-ensemble, d’échanges, et nous y tenons. De manière concrète, cela donne lieu à tout un panel d’actions expérimentées ou menées dans de nombreux domaines, avec des bilans réguliers. Sur la propreté, par exemple, nous menons des campagnes d’affichage et travaillons avec les bars pour que le dernier verre soit servi dans un gobelet réutilisable (et non en verre ou en plastique). Nous avons par ailleurs lancé le dispositif « Noz’ambules – prévention en milieu festif ». Il s’agit de médiateurs présents quarante nuits par an les jeudis, vendredis et samedis, notamment sur les moments clefs comme les mois de rentrée universitaire, qui vont à la rencontre des jeunes et qui les sensibilisent au respect de l’espace public et du voisinage. Ils ont aussi du matériel de prévention et sont en lien avec la police et les pompiers au cas où une intervention s’avérerait nécessaire. Ils sont aujourd’hui bien identifiés par les jeunes.

Cinéma en plein air à Rennes
Dans le cadre de Rennes 2030, projection du film ET sur le parking Vilaine. Photo : © Julien Mignot / Rennes, Ville et Métropole

La Ville a aussi mis en place la ND4J « Nuit des Quatre Jeudis » qui fonctionne très bien. C’est une offre qu’on pourrait qualifier de « canalisée », festive, culturelle et gratuite, qui propose autre chose que d’aller boire de l’alcool dans la rue. Chaque jeudi, la programmation a lieu dans un endroit différent. Cela a créé de beaux partenariats avec beaucoup d’établissements culturels et sportifs de la ville.

Par ailleurs, à l’été 2018, nous sommes entrés dans une deuxième phase de concertation du projet urbain Rennes 2030 sur le cœur de ville. La ville s’agrandissant, le centre-ville va s’étendre et nous allons y développer des offres de nuit. Dans ce cadre, de larges concertations publiques ont été organisées et le Bureau des temps a proposé deux grandes traversées nocturnes un vendredi soir de 22 heures à 2 heures, sur deux itinéraires différents, afin de récolter les attentes, de détecter les points chauds, les conflits d’usages, le bruit, les besoins en lieux de vie, et donner de l’information sur les changements à venir. Une cinquantaine d’habitants ont participé. Il s’agissait d’une action menée par le Bureau des temps et organisée dans le cadre de la Charte de la vie nocturne pour continuer à identifier les conflits potentiels que la nuit peut provoquer.

L’Observatoire – Plus largement, travailler sur la question des temps de la ville implique de s’interroger sur le temps libre, les loisirs, les activités culturelles ou l’animation de l’espace public… Y a-t-il une collaboration spécifique entre le Bureau des temps et la politique culturelle de la Ville ?

K. K. – Lors d’une conférence qui s’est tenue dans le cadre des Jeudis du temps (projet urbain Rennes 2030), Jean Viard rappelait que nous avons multiplié notre temps libre tout en ayant l’impression d’en manquer constamment. Un temps libre qui n’est d’ailleurs pas réparti de manière uniforme tout au long de la vie : on dispose de beaucoup de temps à la retraite, renforcé par l’allongement de l’espérance de vie, mais dans les moments charnières de notre vie on doit gérer en même temps notre famille, notre travail, notre carrière et le temps libre. Nous pensons que les collectivités publiques ont une responsabilité dans la prise en compte de ces données.

C’est pourquoi, dans les premières années d’activité du Bureau des temps, nous avons travaillé sur des propositions d’offres culturelles en direction des actifs sur des temps spécifiques, que ce soit en journée sur le midi (concerts casse-croûtes, visites dans les musées ou les parcs) ou le début de soirée (concert en happy hour à 18 heures à l’opéra couplé à des gardes d’enfants), ou pendant le week-end pour multiplier les offres destinées aux familles. Par exemple, le TNB propose aujourd’hui des représentations à 15 heures le samedi avec, en parallèle, des activités culturelles pour les enfants. Pendant les vacances scolaires, il y a des ateliers dans les musées. Nous avons aussi mené un travail auprès des Maisons de quartier et MJC sur les besoins et horaires des habitants, la mise à disposition des équipements, ou pour faire en sorte que deux équipements de quartiers proches ne proposent pas en même temps la même activité.

Nous avons multiplié notre temps libre tout en ayant l’impression d’en manquer constamment.

La Ville s’est aussi penchée sur la question du dimanche afin de proposer une alternative à l’ouverture des magasins et à la consommation. Dès son inauguration en 2006, Les Champs libres, équipement réunissant la Bibliothèque de Rennes Métropole, le musée de Bretagne, l’Espace des Sciences et une Cantine numérique, ont eu comme principe l’ouverture le dimanche et cela a bien fonctionné. Par ailleurs, en 2015, la Direction de la Culture a sollicité le Bureau des temps pour enquêter sur des données de population et de fréquentation sur le dimanche. Nous avons observé qu’il y avait déjà une offre importante ce jour-là mais qu’il fallait à la fois la diversifier et rendre les initiatives locales plus visibles. C’est comme ça qu’est né le label « Dimanche à Rennes », copiloté par la Direction de la Culture et le festival Les Tombées de la Nuit.

L’Observatoire – Vous êtes par ailleurs présidente du réseau national Tempo Territorial, qui réunit une vingtaine de structures similaires dans l’Hexagone. Le réseau permet-il de s’inspirer de pratiques innovantes menées ailleurs ? Les problématiques autour de la nuit sont-elles différentes d’une ville à l’autre ?

K. K. – Tempo Territorial est un lieu d’échanges d’expériences sur la mise en place des politiques temporelles. C’est un endroit de réflexion très riche car il mêle des élus, des chercheurs et des agents de collectivités. L’association, qui n’a pas de salarié, travaille depuis plus de dix ans sur la question de la nuit, inspirée par les travaux de Luc Gwiazdzinski, qui animait à l’époque la Maison du temps et de la mobilité de Belfort-Montbéliard. À ce moment-là, beaucoup de collectivités comme Paris, Strasbourg, Lyon ou Rennes ont fait des diagnostics sur la nuit pour mettre en place des politiques. Les bureaux des temps ont alors joué un rôle de veilleurs : ils ont identifié des problématiques, en étant au plus près de la population, pour montrer qu’il y a des modes de vie et des temps qui changent. Depuis, dans ces villes-là, cette question s’est autonomisée : il y a, par exemple, un « Maire de la nuit » à Paris.

Les problématiques sont à peu près les mêmes dans les grandes villes qui ont toutes des étudiants et des vies nocturnes. Mais nous avons aussi des maires ruraux qui adhèrent au réseau et il serait à cet égard intéressant de travailler sur la nuit dans les petites villes ou les territoires peu denses ou ruraux, où les questions sont complètement différentes. Par exemple, dans les villes dortoirs : quelle est l’offre nocturne pour les gens qui rentrent après le travail ? Que fait-on de la nuit dans ces territoires ? On échange encore beaucoup sur la problématique des conflits d’usage et leur gestion mais il serait intéressant de travailler là où il n’y a pas de conflit du fait qu’il ne se passe rien la nuit en termes d’offre publique.

Article paru dans l’Observatoire no 53, hiver 2019